samedi, mars 06, 2021

Gênes : Cimetière Monumental de Staglieno, Mémoires d'outre-tombes

 



tomba Salvatore Queirolo par Giuseppe Navone 

"Visite au cimetière, culte des défunts... qui ne garde en mémoire ces pages lumineuses où Philippe Ariès, osant faire une histoire de la mort, nous décrit la grande mutation des usages funéraires, de la fosse anonyme au tombeau privé ? 
Mutation essentielle, éminemment révélatrice du changement de mentalité qui s'affirme au seuil du XIXe siècle. A la simple terre consacrée de jadis, où les corps s'anéantissaient dans l'espérance de la résurrection, succède peu à peu le monument durable, exprimant le désir d'une présence continuée des morts ; présence matérielle qui, pour répondre à l'affection des survivants, n'en fonde pas moins un culte des défunts où le souvenir, familial ou civique, l'emportera souvent sur les perspectives eschatologiques d'antan, croyants et incroyants communiant dans un même hommage aux jours gris de novembre. Les rites funéraires s'avèrent de la sorte intimement liés à des croyances profondes dont ils pourront, dès lors, traduire l'évolution. Mais ne suggèrent-ils pas, cependant, d'autres rapprochements encore, et non moins éclairants, qui restent à examiner ? 
Ainsi, par son caractère individuel, par son luxe plus ou moins grand, par l'appropriation qu'elle implique d'un terrain chèrement concédé, l'érection d'un tombeau peut-elle être isolée de tout un arrière-plan social ? Et pour être domaine des morts, le cimetière est-il séparable du monde des vivants ? Leur confrontation sera donc instructive, instamment dans le cas d'une ville à la société contrastée, montrant dans quelle mesure la nécropole renvoie l'image de la cité."


CIMETIERE MONUMENTAL de STAGLIENO
"Les musées n’ont pas le monopole de la mémoire imagée des sociétés.
Les cimetières aussi sont des musées"

L’idée de construire un cimetière monumental pour Gènes remonte au décret du Roi Charles Albert de Sardaigne, daté 1832 (inspiré par un édit napoléonien de 1804) qui interdisait, pour des raisons de santé publique, les sépultures à l’intérieur des centres habités, des églises et des cimetières paroissiaux.
Le projet fut confié en 1835 à l’architecte génois CARLO BARABINO, mais le plan néoclassique original fut élaboré et respecté par Giovanni BATTISTA RESASCO, qui prit la direction des travaux après la mort de Barabino, survenue avant l’approbation du projet en 1840.
Le cimetière ouvrit ses portes au public en 1851, et encore aujourd’hui, lorsque le visiteur franchit l’entrée principale, il est frappé par l’harmonie parfaite qui règne entre l’architecture conçue par Barabino et le paysage créé par Resasco : Staglieno se structure autour d'un plan rectangulaire dessiné par des portiques que surplombe une chapelle inspirée du Panthéon romain, dominant une série de galeries couvertes (les galeries “inférieures”) entouré par une enfilade d’arcades, (galeries “supérieures”) et qui s’élève au sommet d’un escalier monumental ; cet espace énorme, ainsi mis en scène, se profile devant une végétation luxuriante, parfois sauvage, où certaines grandes familles choisiront à la fin du siècle, de se faire construire d'imposantes chapelles - la Cappella Raggio, sorte de Dôme de Milan en miniature (haute tour de même de plus de 28 mètres) commanditée par un armateur et industriel génois ... Resasco est ainsi parvenu à mêler harmonieusement les caractéristiques du cimetière “méditerranéen” (architectural et monumental) à celles du cimetière “anglo-saxon” (qui privilégie l’aspect végétal.) C’est pour cette raison que Staglieno est devenu une référence en Italie et à l’étranger.

CONTEXTE HISTORIQUE LE REALISME BOURGEOIS  
Pour mieux comprendre l’aspect purement artistique et la valeur de la partie monumentale du cimetière de Staglieno, il faut procéder à un rappel historique en ce qui concerne au moins la période dite du réalisme bourgeois plus que jamais motrice, et à bien des égards, créatrice d’une mentalité progressiste ante litteram
Au cours de ces années, les tentatives insurrectionnelles mazziniennes de 1832-1834 de Chambéry, Turin et Gênes, bien qu’ayant échoué, ébranlèrent l’opinion publique, préoccupant les différentes familles nobles au pouvoir et intimidant en principe les classes sociales dominantes qui comprenaient qu’une partie importante de leur pouvoir serait érodée par le suffrage universel d’une constitution républicaine. (NB : Giuseppe Mazzini (1805-1872) révolutionnaire et patriote italien, fervent républicain et combattant pour la réalisation de l'unité italienne, considéré avec G. Garibaldi, Victor-Emmanuel II et C. Cavour, comme l'un des « pères de la patrie »
tomba de Giuseppe Mazzini
Ainsi se développa une ligne de pensée de type libéral modéré qui avait l’intention claire d’être un guide pour les mouvements du Risorgimento mais en même temps d’empêcher des bouleversements sociaux irréversibles, certains que l’indépendance nationale et l’unification du marché était indispensable pour un développement industriel semblable à celui des nations les plus modernes de l’époque. Les adeptes de cette ligne de pensée s’efforcèrent avec ténacité et même courage personnel d’atteindre des libertés plus grandes soutenues par des lois différentes qui tiendraient compte aussi des exigences de la classe ouvrière qui grandissait à des rythmes très forts, surtout à Gênes.
À Gênes, l’alliance tactique "inter-classe" entre commerçants, industriels et travailleurs trouve sa voix au "Congrès des Scientifiques "de 1846. (À ce titre, l’œuvre de l’un des chefs de file de ces postes, Giovanni Ansaldo, à qui on doit l’introduction de l’école du soir pour ouvriers-travailleurs dans le chef-lieu ligurien de Gênes )

"TOMBEAU"... Les tombeaux de Staglieno
Dans son « Traité d’architecture théorique et pratique » GEORGES TUBEUF place sous le vocable de tombeaux « tous les monuments, de quelque forme qu’ils soient, qui sont destinés à recevoir le corps d’un défunt et qui sont élevés à sa mémoire ; c’est un terme générique sous lequel on range pierres tombales, chapelles funéraires, cippes, hypogées, sépulcres, tumuli, mausolées."
TOMBEAUX DE PATRIARCHE
Dans cette situation, il est compréhensible que le groupe le plus aisé de la bourgeoisie génoise ait voulu perpétuer sa mémoire par des signes durables qui rappellent son travail et sa morale : aussi, et surtout, à cette époque, la meilleure méthode était encore la sculpture. D’où la naissance d’œuvres réalistes, parfois même hyper-réalistes, qui concernera surtout la première phase sculpturale du cimetière monumental de Staglieno.
Le patriarche ou plutôt peut-être le père – car on se plaît à ne pas le représenter trop vieux, est bien le pivot, le personnage central de la grande famille bourgeoise dont Staglieno,  est alors le temple. 
Souvent, dans les tombes réalisées à l’époque,  le défunt est représenté entouré par ses proches, mais aussi par d’autres personnes ; il est donc interprété comme une figure patriarcale et positive, typique de celui qui a finalement gagné le bon repos après une vie de dur labeur.
Les ADIEUX, le moment du cérémonial le plus reconstitué dans la pierre : cérémonie familiale où la présence féminine se fait massive – cinq femmes, mère et filles accompagnées de ce qu’on suppose être deux gendres, au chevet de Carlo Raggio. Tomba C. Raggio , A. Rivalta (1872)
La VISITE au cimetière, dans une culture où la mort avait une place importante dans le quotidien, était ensuite l’un des rituels les plus couramment pratiqués et répandus, dans la certitude d’un lien étroit entre la communauté des vivants et la communauté des morts et d’une continuité des liens familiaux même après la vie. 
Quelle place pour la femme dans ce système patriarcal et hiérarchisé ?
"L’affection aux disparus est la religion du cœur"... la visite au tombeau fait apparaître le personnage de la veuve le plus souvent en prière au pied d’une tombe. 
LA VEUVE, dans les figurations les plus anciennes dans les années 1860, restaient fidèles à une expression métaphorique de la douleur, enveloppée dans son châle (Tomba Luigi Piario par D. Paernio)
L'ENFANT est aussi le compagnon naturel de la veuve : ces grandes compositions lui réservent un rôle accessoire – exprimer l’émotion que les adultes refrènent... Cette visite à la tombe d’une mère, représentée par son buste, permet aussi d’opposer les manifestations du deuil masculin et féminin. Une assez jeune femme – sœur, belle-sœur, on n’ose dire, nouvelle épouse – tend à bout de bras une petite fille pour lui faire embrasser le buste de sa mère ; mais à l’opposé, un homme, le veuf, bras croisés, tournant le dos à la tombe, reste plongé dans une rêverie muette.
Tomba Carolina Gallino, 1894, G. Moreno

Tomba Enrico Amerigo (1890) par G. Moreno, prière d'un jeune aveugle et d'une orpheline recueillis dans l'asile de leur bienfaiteur 
Tomba Lavarello Anselmi, opera di Luigi Brizzolara
Dans ce système bouclé et hiérarchisé, la famille est garante d’un ordre social qui régit la ville des morts, comme il régit celle des vivants, Staglieno dans son vallon, en est la réplique. Un zonage social très strict y régit à la fois la ségrégation et la cohabitation des pauvres et des riches :  dans les parties les plus anciennes, les cénotaphes de l’élite tiennent place des hôtels aristocratiques dans la cité, puis opposant centre et périphérie, les nouveaux riches de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle s'exposent dans leurs orgueilleux monuments familiaux.

EXCEPTIONS REMARQUABLES...
Caterina Campodonico : la Paesana ou la Nocciolaia, par L. Orengo (1881)
La statue solitaire de Caterina Campodonico (1881), vendeuse de noisettes ayant économisé toute une vie pour pouvoir s’offrir un monument funéraire. Sa statue, remarquable, est l’œuvre de Lorenzo Orengo, qui l’immortalise de plain-pied, dans ses plus beaux atours et ses gestes quotidiens (colliers de noisettes et canestrelli à la main). Transfuge par-delà la mort, celle qui se tient solidement en bonne place au milieu des sépultures bourgeoises est la seule représentante du prolétariat, les autres «pauvres» - mendiants au pantalon rapiécé ou petits orphelins tête baissée - ne servant en général qu’à glorifier les classes aisées faisant œuvre de charité.
Tomba Teresa Pescia, due au même artiste Lorenzo Orengo (1897). 
Assise, une vieille femme médite et rêve. Sous la coiffe, le visage qu’encadrent les dentelles du jabot exprime une insondable mélancolie... Il n’y a guère de place à Staglieno pour ce genre de femmes seules...

LA PORTE : si, les figurations les plus précoces de la veuve, dans les années 1860, restaient volontiers fidèles à une expression métaphorique de la douleur, enveloppée dans son châle, plus métaphorique, mais exprimant le même sentiment du passage, et de la quête de l’au-delà, au sens quasi littéral du terme, est le thème de la porte, fermée ou entrouverte, à laquelle se présente la femme. 
Tomba Luigi Piario par D. Paernio et Tomba Badaracco, par Cevasco détail (1875)

"C’est aussi sur les pas de la femme que la mort va recevoir son poids de mystère, assumer une présence qui va bien au-delà de la foire aux vanités posthumes. Emblématique est, sur la galerie supérieure, la tombe de Raffaele Pienovi par Giovanni Battista Villa (1879), où l’on voit une jeune veuve, très prudemment, attentivement, soulever le coin du drap qui recouvre le visage de son époux mort."

REALISME BOURGEOIS : DANS LE STYLE
Le Réalisme bourgeois se révèle être le style le plus apte à exprimer cette nouvelle conception de la mort : le sculpteur a recourt à un DESCRIPTIVISME ANALYTIQUE qui restitue non seulement les plus petits détails d’ameublement, de vêtements et d’ornements, mais aussi, et avec le même degré de vérisme, l’état émotionnel des personnages. Les tons les plus intimistes et l’introspection psychologique se greffent sur le langage du Réalisme bourgeois offrant une description "quantitative" rigoureuse du réel, en s’arrêtant sur chaque détail des visages, des vêtements, des accessoires et des coiffures. À noter qu'à cette époque se développe en Toscane le courant des Macchiaioli, qui dans la peinture traduit aussi une adhésion au "vraie". Ce mouvement, qui nait vers 1855, marque un renouveau réaliste de la peinture italienne profondément lié au Risorgimento. 
tomba Carlo Raggio détail  - Tomba Luigi Piario, détail 
tomba Amerigo, détail - Tomba Caterina Campodonico, détail
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Tomba Bonanati, détail
Monumento a Giuseppe Benedetto Badaracco, Giacomo Moreno (détail)


NOUVELLE BOURGEOISIE
À la fin du siècle en effet, le réalisme cède du terrain aux images inquiètes, ambiguës, sensuelles (tomba Famiglia Patrone, par Santo Varni, 1876) (tomba famiglia Ribaudo par Onorato Toso, 1910)... l’approche plus formelle des œuvres qui suivront, caractéristique et, de l’apogée et, du début de la phase décroissante de la bourgeoisie commerciale et industrielle génoise, sera bien différente.
La Tomba Oneto, réalisée en 1882 par Giulio Monteverde, avec cette figure d'ange froide, à la silhouette étrangement féminine et cambrée, n’a plus grand-chose à voir avec l’archange bienveillant de la tradition catholique 
En revanche, Elle met en évidence le RAPPORT EROS-TANATHOS en arrivant à des expressions de style Liberty avec des figures d’anges qui rappellent les concubines du mort, à l'égal des statuettes féminines très séduisantes qui étaient placées dans le tombeau des pharaons ou des notables égyptiens pour leur rendre agréable le séjour dans le royaume des morts.
Tomba Bracelli Spinola,  Santo Varni (1864)
Tomba famiglia Calcagno par Adolfo Apolloni (1904)
Le jeu d’Eros et Tanathos ne tolère ici aucune complaisance, Tomba Celle, G. Monteverde (1893)

"En ces dernières années du XIXe siècle et premières décennies du XXe, la statuaire funéraire est représentée par une nouvelle génération de sculpteurs (L. Bistolfi , L. Brizzolara) et vers des formes d’expression différentes, vers les styles LIBERTY et SYMBOLISME... à noter aussi un renouvellement de thèmes qui se libérent des conventions héritées. C’est sans doute dans les galeries frontales du Levant, plus tardives et où les grands monuments de prestige semblent désormais introduire une succession austère de sépultures, plus « démocratiques »  et plus surprenantes.
Cf. ci-dessous "La mort, que Giuseppe Navone évoque sur le tombeau de Salvatore Queirolo (1901) à partir d’un squelette qui ne se refuse aucune des outrances d’un kitsch macabre, prend ailleurs l’allure wagnérienne d’une jeune fille sauvage et échevelée, au galop d’un cheval sans frein (tombeau Scala, 1913, Ettore Sclavi) "
Tomba G.B. Lavarello, dernière œuvre, dans le goût Symboliste, du sculpteur Demetrio Paernio (1914)
Tomba Ammirati par Edoardo de Albertis (1917)

... ART FUNERAIRE Qu'en est-il ?
.“...Au XIXe siècle, la mort, vécue à la première personne, est vue comme grande rupture. Le deuil se fait ostentatoire. On crie. On pleure. Plus que sa propre mort, c’est la mort de l’autre, de l’être cher, qui attise le culte neuf du tombeau et du cimetière, où l’on effectue de fréquentes visites. L’art funéraire se développe. Voyez le cimetière du Père Lachaise. Deux changements radicaux surviennent, qui redonnent anonymat aux figures de la mort. Le premier, la guerre de 1914, lorsqu’il fallut beaucoup enterrer à la va-vite. A la mort violente et sans nom des champs de bataille, fait sourdement écho l’impersonnalité des tombes. Puis les progrès de la médecine mettent fin à une mort de tradition vécue au foyer. L’évolution se précipite entre 1930 et 1950. On s’éteint à l’hôpital. Le rite des funérailles se modifie à mesure. Mise à l’écart, la mort prend du champ. Sans hiatus, le rite des obsèques suit. Nous en sommes là. A la mort barrée, quasi inexistante, l’incinération, dans l’ordre du rituel, répond peu ou prou. Manière de vite passer sur la décomposition. On traite la mort comme une maladie. On empiète sur son emploi naturel. Rester propre ? Jusqu’au bout ? Mort sceptique au fond, doutant d’elle-même à force d’oubli dans des couloirs d’hôpital. D’autant que, de son vivant, l’homme apparaît déjà de plus en plus jetable... (Art Funéraire, Muriel Steinmetz, 1er mars 1998)


BIBLIOGRAPHIE
Philippe Ariès, l’Homme devant la mort, thèse monumentale, aux éditions du Seuil (1977),  
Paru en 1977, le livre a connu immédiatement un succès très important : résultat de quinze ans de travaux sur plus d'un millénaire d'histoire occidentale, cette somme a animé et dominé un vaste mouvement de recherches et de publications sur les attitudes face à la mort.
Le gros volume de la première édition est repris intégralement dans " Points Histoire " en deux volumes :1. Le temps des gisants/2. La mort ensauvagée

 
Du même auteur, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, du Moyen Age à nos jours, Seuil  (1975)

 — Jean-Pierre Chaline L'art funéraire, expression d'une société ? L'exemple du cimetière monumental de Rouen [article]
 Michel Vovelle Les métamorphoses de la femme ou l’imaginaire de Staglieno (Gênes)
Franco SBORGI, Staglieno et la sculptura funeraria ligure tra ottocento e novecento, Gênes, Artema, 1997

DISCOGRAPHIE
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Video lien  « Love Will Tear Us Apart » : L’une des chansons les plus, voire la plus, emblématique de la courte discographie de JOY DIVISION. Groupe comète qui s’éteint après le suicide, à l’âge de 23 ans, de son charismatique et torturé chanteur, IAN CURTIS. Deux albums et puis s’est fini. Mais, deux albums qui ont eu une influence considérable sur l’histoire du rock. On ne compte plus le nombre de groupe qui revendique l’influence de Joy Division. » cf. Rocknfool
"The song – whose title is now engraved on the tombstone of Joy Division leader Ian Curtis, who killed himself in 1980 – ends with lyrics that seem spoken by the inconsolable angel: You cry out in your sleep, / All my failings exposed. / […] And desperation takes hold."

GÊNES/GENOVA