jeudi, septembre 19, 2019

ALDO ROSSI à l'ossuaire de San Cataldo : THÉORIE et POESIE






photos Carlos Malpica Flores





"Figure majeure de l’architecture de la deuxième moitié du XXe siècle, ALDO ROSSI a contribué à renouveler le territoire et l’imaginaire de la modernité. Dès ses premiers travaux, il mène une recherche sur les relations entre typologie des édifices et morphologie urbaine. 
L’architecture y est pensée à partir d’une relecture de modèles rationnels se référant notamment au « système logique » qu’il puise dans l’analyse des productions de ETIENNE-LOUIS BOULLEE, MIES VAN DER ROHE ou ADOLF LOOS
Ses innombrables dessins, souvent comparés aux paysages métaphysiques de GIORGIO DI CHIRICO, témoignent de son « obsession » des villes, et révèlent, par des jeux de couleur ou de mise en abyme, une certaine image du monde, empreinte d’inquiétude et de nostalgie.

« Avec ses alignements d’arcades et ses façades presque infinies, avec d’amples lignes droites, avec des masses énormes, des couleurs simples, avec des clair-obscurs presque lugubres, il arrive à créer… l’impression de lointains, de solitude, d’immobilité et de rigidité que certaines pièces de théâtre éveillent aussi dans nos âmes endormies. »



 C’est avec ces mots que GUILLAUME  APOLLINAIRE présentait en 1914 le peintre GIORGIO DI CHIRICO dont les tableaux nous montrent des places et leur vide surnaturel ainsi que la vision d’un train dans le lointain, qui exposent le lieu de la communauté à une lumière inexplicable. Les arcades et leurs plaques martelées conjurent une ville métaphysique dans les coulisses de laquelle les hommes sont solitaires. L’architecture semble faire partie de « la conscience onirique collective », sa signification naît de la conjuration de signes éternellement valables, dont la communauté compose la ville : arcade et place, pignon et maison, colonne et temple, arc et pont, arbre et bosquet... "


Periferie, Mario Sironi (1922) Musée National des Beaux Arts. Buenos Aires, Argentine

Aldo Rossi, ossuaire du Cimetière de San Cataldo, Modena 
l'«authenticité»  de l’œuvre d’art, c’est son «ici-maintenant»
«l’unicité de sa présence au lieu même où elle se trouve» (WALTER BENJAMIN)

...Les travaux d'Aldo Rossi se rattachent à de telles interprétations architecturales. Le lieu de l'évènement est la ville grandie dans l'Histoire, elle crée le scénario et les hommes ne sont que des êtres de passage qui s'y déplacent : ils entrent, marchent un moment et s'en vont... 
La comparaison avec le théâtre coule de source, c'est une fenêtre sur une autre réalité qui permet de visualiser les excursions métaphysiques. La scène est la place de la ville  ; c'est ici que se concentre l'esprit poétique de la communauté. Rossi désire créer des places et refuse de construire des bâtiments solitaires et autonomes comme l'a fait Le Corbusier.
Rossi participe à partir des années 1960 à l'éclosion d'une école d'architecture italienne : La TENDENZAZ(cf. Exposition Centre Pompidou 2012)IL prône le « retour » à une appréhension historiciste de la Ville, lieu d'une mémoire collective, chargée de valeurs symboliques. Son traité L'Architettura della Città (1966), traduit dans le monde entier, définit une nouvelle logique théorique à partir d’un réexamen de la tradition architecturale classique. Rossi propose un ensemble d'archétypes urbains fondés sur des modèles de « base », antérieurs au chaos de l'ère industrielle. Emblématiques du mouvement néo-rationaliste italien, ses architectures expérimentent un principe analogique où la référence au passé n’est viable qu'à condition de condenser les types fondamentaux (rue, façade, mur, fenêtre…) en les synthétisant dans des formes élémentaires. 

Pour illustrer le concept d'architecture analogique, Rossi prend comme exemple un tableau de Canaletto, Capriccio con edifici palladiani (1742-1744) Galleria Nazionale di Parma. Un "caprice" architectural composé d'édifices de Palladio, qui traduit une vision idéale de Venise dans laquelle le peintre intègre le Pont du Rialto, d'après un projet non construit de Palladio, et, sur la rive donnant sur le Grand Canal la Basílica et le Palacio Chiericati, toujours de Palladio mais construit pour Vicenza ; c'est dire que, Canaletto compose une perspective fictive donnant l' impression d'une image réelle


L'OSSUAIRE DE SAN CATALDO


En 1971, Rossi remporte le 1er prix du concours pour l'extension du Cimetière de San Cataldo à Modena.  
Le complexe architectural est divisé en trois parties : Le cimetière historique, construit par Cesare Costa entre 1858 et 1876 ; le cimetière juif de 1903 ; l'ossuaire d'Aldo Rossi et Gianni Braghieri, inauguré en 1984 mais qui restera inachevé.
Ses immeubles des années 1970 et 1980 éprouvent ainsi les lignes du cube, du cône ou du cylindre, s'organisent généralement sur des plans symétriques et sont dépourvus de tout ornement. La TENDENZA développe l’idée qu’il existe une spécificité de l’architecture, qui lui permettrait d’être considérée comme une discipline autonome. Elle se tourne vers la complexité du phénomène urbain et tente de comprendre la manière dont les formes architecturales ont répondu aux changements à l'intérieur d'événements historiques.

Ces problématiques sont contemporaines de celles développées en France par des philosophes (cf. La French Theory, le concept clef de ce moment philosophique, étant la notion d'image de la pensée) qui investissent des champs disciplinaires tels que l’histoire, la psychanalyse, le politique ; des philosophes qui analysent les conditions de production des savoirs et les pratiques qu’ils mettent en acte ; des philosophes dont la singularité est de construire des concepts au contact de l’art plutôt que de l’université.

"QUAND LA LIGNE DEVIENT ÉCRITURE : UNE PENSÉE DES FORMES


Projet d’origine du cimetière de San Cataldo, qui resta inachevé.
Voir la réalité comme une fiction qui, en retour, devient
l'outil avec lequel se construisent de nouvelles réalités"

Expression magistrale de la poétique d’Aldo Rossi, le cimetière est un parcours analogique à partir les images collectives de la "maison des morts", passées au filtre de la mémoire personnelle de l’architecte. Le cimetière reste un édifice public avec une nécessaire clarté et rationalité des parcours et une juste utilisation du sol.  À l’extérieur il est fermé par un mur avec des fenêtres afin de fournir aux citoyens et aux visiteurs une certaine image  circonscrite de l’espace. Mais la mélancolie du thème de la mort ne le détache pas des autres édifices publics. Son ordre et son emplacement comprennent aussi l’aspect bureaucratique de la mort. Le bâtiment , aujourd’hui partiellement réalisé  est structuré par de grands espaces verts, ponctués par le réseau des allées piétonnieres prévus. `
Les différents corps des bâtiments qui se suivent en parallèle, s’orientent tous vers l’axe central, voire »vertébral", qui lie objectivement, presque "physiquement" les lignes d’orientation de cette partie du projet. Ces lignes composées de volumes déclinants en direction sud-nord, doivent composer un "côté" inscriptible dans un triangle qui, une fois achevé, représentera un des éléments caractéristiques de l’ensemble de l’ouvrage. 
Les séquences rythmiques des ouvertures encadrés par la froide netteté du contour de la maçonnerie, sont toujours interrompus, en contrepoint, seulement par l’élément cubique central destiné à l’ossuaire, qui, une fois l’oeuvre finie, devait constituer un équilibre visuel avec la tour conique (non réalisée) de la fosse commune, grâce aussi à une différenciation des couleurs des murs, utile à une claire perception et identification dans le cadre du paysage urbain environnant.

Pour Rossi, les éléments géométriques originels, les formes de base non réductibles comme le cube, le cylindre, la pyramide et le prisme, ont acquis un « sens précis » au cours de l'histoire. Le créateur, selon Rossi, place les pierres de construction du bâtiment prévu, d'après les lois logiques de l'ordre, comme si les souvenirs étaient les cubes d'un jeu de construction. 





"On a déjà vu cent fois ces maisons à toiture double pan qui peuplent les projets d’Aldo Rossi. Ces formes élémentaires sont le spectre d’une culture commune. D’où l’inquiétante étrangeté freudienne qui enveloppe quiconque les arpente.
L’essai "Aldo Rossi, l'architecte du Suspens" de l’architecte franco-turc CAN ONANER propose de déconstruire ce sentiment, avec les outils de la psychanalyse pour saisir la complexité du processus qui en est à l’origine. Il explore ce temps suspendu mis en place dans des projets imaginés comme des espaces en attente de l’événement qui les fera vivre. Car, d’après Onaner, le type (la cabine de plage, le théâtre, la colonne, etc.) qui nourrit la répétition rossienne, contient en latence l’énergie capable de la bouleverser. Par son utilisation, Aldo Rossi donne gré à l’usager de travestir la froideur de l’espace. L’ascétisme n’est pas une aridité, c’est « un phantasme punitif nécessaire à la libération et au plaisir défendu ».




ETIENNE-LOUIS BOULLÉE ET L'ARCHITECTURE PARLANTE

photos R. Courtemanche AD
E.-L. Boullée (1728-1799) enregistre ses sensations pour les transformer en événements formels. Une architecture qui mélange formes et sensations, une architecture dans laquelle les ombres et la lumière deviennent matériaux de construction. (En 1967, Aldo Rossi traduit " Architecture, Essai sur l'art") 





"Les plus grands produits de l'architecture sont moins des œuvres individuelles que des oeuvres sociales ; plutôt l'enfantement des peuples en travail, que le jet des hommes de génie ; le dépôt que laisse une nation ; les entassements que font les siècles ; le résidu des évaporations successives de la société humaine ; en un mot, des espèces de formations."
Victor Hugo  -  Notre-Dame de Paris, cité par Aldo Rossi



BIOGRAPHIE

Théoricien, philosophe, artiste, enseignant designer et architecte milanais, Aldo Rossi, né à le 3 mai 1931 à Milan, est considéré comme le plus grand théoricien de l’architecture de la deuxième moitié du 20ème siècle.  Son traité théorique l’Architecture de la ville publié en 1966 devient rapidement une référence internationale. 
En 1976, il commence à enseigner aux États-Unis, d'abord à la Cornell University d'Ithaca et ensuite à la Cooper Union de New York. Il donne de nombreux cours dans les principales universités américaines. A partir de1983, il est professeur à Harvard. 
Aldo Rossi remporte le Pritzker Price en 1990....Le 4 septembre 1997, il meurt à Milan, suite à un accident de la route. 
LIEN :  FONDATION ALDO ROSSI

Aldo Rossi construit sa théorie sur l'architecture de la ville et la Ville Analogue à partir
de ses lectures :
- Etienne Louis Boullée, architecte visionnaire des Lumières et l'architecture parlante
  [Architecture. Essai sur l’art, traduction et introduction de Aldo Rossi, Marsilio, Padova 1967].
- Quatremère de Quincy et l'idée de Type.
- Vidal de la Blache et l'École française de géographie.
- Claude Lévi-Strauss et la pensée structuraliste.
- René Daumal et le Mont Analogue.
- Raymond Roussel et Comment j'ai écrit certains de mes livres.

REALISATIONS : cf.wikipedia
En France : Centre d'Art Contemporain, île de Vassivière à Beaumont-du-Lac (HVienne)

ACTUALITES
EXPOSITION : Aldo Rossi e la Ragione. Architetture 1967-1997

Palazzo della Ragione di Padova

1er juin-29 septembre 2019
lien la Reppublica

BIBLIOGRAPHIE
Epuisé, occasion


. Sabine Kraus : Architecture de la ville (Geometries)

Documentaire
Pasolini… La Forma della città
Auteur-réalisateur : Pier Paolo Pasolini, Paolo Brunatto
1973 - 16 mm Production : RAI
Documentaire lien Youtube
...Cette route que nous parcourons, avec cette chaussée disjointe et antique, ce n’est presque rien, c’est une humble chose, on ne peut certes pas la comparer aux grandes œuvres d’art du patrimoine italien ; pourtant, à mon avis, cette route de rien du tout, si humble, il faut la défendre avec le même acharnement, la même bonne volonté, la même rigueur avec laquelle on défend les plus grandes œuvres d’art, tout comme le patrimoine de la poésie populaire, anonyme, devrait être défendu au même titre qu’une poésie de Pétrarque ou de Dante, idem pour la fin de cette route, l’antique porte de la ville de Orte, ça aussi ce n’est presque rien, tu vois ce sont de simples murs, des bastions aux couleurs grises, en réalité, personne ne serait prêt à défendre cette chose, la rage au ventre, et c’est justement ce que j’ai choisi de défendre, quand je dis que j’ai choisi de faire une émission sur la forme d’une ville, la structure d’une ville, le profil d’une ville, c’est justement ça que j’entendais, je veux défendre quelque chose qui n’est pas sanctionné, qui n’est pas codifié, que personne ne défend, quelque chose qui est l’œuvre pour ainsi dire du peuple, de toute l’histoire du peuple d’une ville, d’une infinité d’hommes sans nom, qui ont œuvré à l’intérieur d’une époque, quelque chose qui a ensuite trouvé son aboutissement le plus absolu dans les œuvres d’art d’auteurs, et c’est cette sensibilité qui fait défaut, quand tout le monde est d’accord pour défendre une œuvre d’art, un monument, la façade d’une église, un campanile, un pont, des ruines dont la valeur est à présent établie, mais personne ne se rend compte en revanche que ce qu’il faut défendre, c’est justement ce passé anonyme, ce passé sans nom, ce passé populaire...

Repère cartographique (clic sur la carte = agrandir)

Modène : 45 km au nord de Bologne ; Certaldo à 5 km de Modène




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EXPOSITION
DE CHIRICO
PALAZZO REALE, MILAN : 25 septembre 2019-19 janvier 2020



LIENS : EXPO
PRESENTATION